Le don des vaisseaux

Un milliard d’euros de dons réunis en quelques jours pour restaurer la cathédrale Notre-Dame de Paris ! C’est là, nul ne songerait à le nier, un geste magnifique, mais l’Histoire nous en donne d’autres exemples. Ainsi, en 1761 …

Le 15 octobre 1761, Étienne-François, duc de Choiseul-Stainville devient secrétaire d’État de la Marine à la place de l’incompétent Nicolas-René Berryer. Hélas ! Il est bien trop tard pour changer le cours de la désastreuse Guerre de Sept Ans dont la Marine royale sort exsangue. Déjà en nette infériorité numérique par rapport à sa rivale britannique au début du conflit, elle a perdu, au cours des cinq années écoulées, trente-sept vaisseaux et cinquante-six frégates naufragés, incendiés ou capturés lors des défaites de Louisbourg, de Lagos, des Cardinaux ou d’engagements individuels. De plus, les finances royales, saignées à blanc par la guerre, sont hors d’état d’assumer la reconstitution de la flotte.

C’est alors que Choiseul a une idée de génie. À peine installé dans ses fonctions, il suggère à son ami Charles-Antoine de La Roche-Aymon, archevêque de Narbonne, de demander aux États de Languedoc qu’il préside « d’offrir à sa Majesté un vaisseau de ligne de 74 pièces de canon et de donner, par cette démarche », un exemple au reste de la France. Cette proposition est adoptée à l’unanimité et, comme l’espérait le ministre, tous les corps de l’État et toutes les classes de la société vont rivaliser de générosité et offrir au roi, en quelques semaines, la somme colossale de treize millions de livres. Grâce à cet élan patriotique de la nation entière, pas moins de dix-sept vaisseaux, portant de 54 à 110 canons, vont renforcer entre 1762 et 1766 ce qui reste de la flotte royale.

Découvrons-les :

– la Bretagne, de 110 canons, offerte par les États de Bretagne et mise en service en 1766, s’illustrera à la bataille d’Ouessant (27 juillet 1778), participera, sous le nom de Révolutionnaire, au combat du 13 prairial an II (1er juin 1794) puis à la tragique campagne du Grand Hiver (24 décembre 1794-3 février 1795) et sera condamnée en 1796 ;

– la Ville de Paris, de 90 puis 104 canons, offerte par la capitale et mise en service en 1764, se distinguera lors des batailles d’Ouessant, de la Chesapeake (5 septembre 1781) et de Saint-Christophe (25-26 janvier 1782), mais sera capturée par les Anglais au combat des Saintes (12 avril 1782) et disparaîtra en mer près de Terre-Neuve le 19 septembre suivant ;

– le Languedoc, de 80 canons, offert par les États de Languedoc et mis en service en 1766, participera au combat de la Grenade (6 juillet 1779) dans l’escadre du vice-amiral d’Estaing, puis aux batailles de la Chesapeake, de Saint-Christophe et des Saintes; rebaptisé l’Antifédéraliste en 1794 puis la Victoire en 1795, il prendra part aux batailles du cap Noli (13-14 mars 1795) et des îles d’Hyères (13 juillet 1795) et sera sabordé à Venise en 1799 ;

– le Saint-Esprit, de 80 canons, offert par les membres de l’Ordre du Saint-Esprit et mis en service en 1766, combattra à Ouessant puis participera à la campagne de la Manche (juin-septembre 1779) et aux batailles de la Chesapeake et de Saint-Christophe ; devenu le Scipion en 1794, il se distinguera au combat du 13 prairial an II, mais fera naufrage, le 26 janvier 1795, au cours de la campagne du Grand Hiver ;

– la Bourgogne, de 74 canons, offerte par les États de Bourgogne et mise en service en 1767, capturera la frégate anglaise de 32 canons HMS Montreal au large de Gibraltar le 1er mai 1779 puis participera à la campagne de la Manche ; elle servira ensuite sur le théâtre américain dans la flotte du lieutenant général des armées navales de Grasse, combattra à la Chesapeake, à Saint-Christophe et aux Saintes, mais fera naufrage dans le golfe du Venezuela le 3 février 1783 ;

– le Citoyen, de 74 canons, offert par les banquiers de la Cour et les trésoriers généraux des armées et mis en service en 1764, prendra part à la campagne de la Manche en 1779 ; ayant rallié l’escadre du lieutenant général des armées navales de Guichen en Amérique, il participera aux trois combats de la Dominique (17 avril, 15 mai et 18 mai 1779) remportés sur l’amiral anglais Rodney, puis aux batailles de la Chesapeake, de Saint-Christophe et des Saintes et sera condamné en 1791 ;

Le Diligent, de 74 canons, offert par les administrateurs des postes et mis en service en 1763, naviguera peu et sera condamné en 1780 ;

Le Marseillois, de 74 canons, offert par la Chambre de commerce de Marseille et mis en service en 1766, fera campagne en Amérique dans l’escadre du comte d’Estaing et se distinguera au combat de la Grenade ; après une croisière contre les corsaires sur les côtes du Portugal (mai-novembre 1780), il combattra à la Chesapeake, à Saint-Christophe et aux Saintes ; rebaptisé le Vengeur du Peuple en 1794, il sera coulé au cours du combat du 13 prairial an II ;

– les Six-Corps, de 74 canons, offert par les corporations des marchands de Paris et mis en service en 1763, naviguera peu et sera condamné en 1779 ;

Le Zélé, de 74 canons, offert par les receveurs généraux des finances et mis en service en 1763, connaîtra une longue carrière : il participera à la campagne du comte d’Estaing en Amérique, puis combattra à la Chesapeake et à Saint-Christophe ; il fera partie de la division du contre-amiral Nielly, qui capturera le riche convoi anglais de la Jamaïque en mai 1794, puis, en 1799, de l’escadre du vice-amiral Bruix durant son audacieuse croisière dans la Méditerranée et ne sera condamné qu’en 1806 ;

L’Artésien, de 64 canons, offert par les États d’Artois et mis en service en 1765, participera à la bataille d’Ouessant, aux trois combats de la Dominique et sera ensuite incorporé à l’escadre du commandeur de Suffren sous les ordres duquel il combattra à la Praya (16 avril 1781) puis pendant la campagne des Indes (décembre 1781-20 juin 1783) ; transformé en ponton en 1785, il sera démoli en 1792 ;

– la Provence, de 64 canons, offerte par les États de Provence et mise en service en 1763, naviguera au sein de l’escadre d’évolutions en 1777, puis participera à la campagne du comte d’Estaing en Amérique ; du 2 mai au 11 juillet 1780, elle escortera le convoi transportant le corps d’armée du lieutenant général de Rochambeau de Brest à Newport ; affrétée de 1783 à 1785 par la Compagnie de la Chine, elle sera condamnée en 1786 ;

– l’Union, de 64 canons, offerte par des particuliers de toutes origines et lancée en 1764, fera campagne en 1767 contre les corsaires marocains ; transformée en navire-hôpital, elle accompagnera l’escadre du comte d’Orvilliers en 1778 et fera naufrage dans l’océan Atlantique en février 1782 ;

Le Bordelois, de 54 canons, offert par la ville de Bordeaux et mis en service en 1763, sera rasé en 1779-1780, transformé en frégate de 40 canons et rebaptisé Artois ; il sera capturé par le vaisseau anglais de 50 canons HMS Romney le 1er juillet 1780 ;

– la Ferme, de 54 canons, offerte par les fermiers généraux et mise en service en 1763, transportera des colons français vers la Guyane lors de la malheureuse expédition de Kourou et sera vendue à la Turquie en août 1774 ;

Le Flamand, de 54 canons, offert par les États de Flandre et mis en service en 1765, participera à la campagne des Indes dans l’escadre de Suffren, se distinguera aux combats de Negapatam (6 juillet 1782) et de Gondelour (20 juin 1783) et sera condamné en 1785 ;

L’Utile, de 54 canons, offert par les fermiers généraux et mis en service en 1764, fera campagne contre les corsaires marocains et participera aux bombardements de Salé et de Larache en mai-juin 1765 ; il sera condamné en 1793.

Belle flotte, en vérité ! Même si certains de ces vaisseaux n’ont eu qu’une existence relativement effacée, la plupart se sont distingués dans les combats de la Guerre d’Amérique. Mais surtout, ce qui a donné à cette souscription nationale un caractère sans précédent, c’est que ces offrandes émanaient non seulement des riches marchands parisiens (les drapiers, les épiciers, les merciers, les fourreurs, les bonnetiers et les orfèvres constituant ces « Six Corps » qui tenaient à Paris le haut du pavé) ou des puissants fermiers généraux, mais aussi d’une foule de particuliers, nobles comme roturiers, aux moyens beaucoup plus modestes, qui, pour la première fois dans l’histoire de France, se sentaient directement concernés par les questions navales.

Plaise au Ciel que la même prise de conscience vienne à éclore chez leurs descendants actuels …

CV(H) Philippe HENRAT
Membre de l’Académie de Marine

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